En 1602, le duc de Bracciano, Virgino Orisini fait faire une table commémorant la bataille de Lépante contre l’empire Ottoman, remportée entre autres par son père Paolo Giordano Orsini. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l’Histoire", Jean des Cars achève son récit sur la table Orsini, un meuble intiment liée à l’histoire Franco-Italienne. 

En 1659, le 4e duc de Bracciano offre la table Orsini au Cardinal Mazarin pour lui manifester ses bonnes dispositions à l’égard de la France. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars poursuit l’histoire de ce meuble mythique. 

Le 15 décembre 1659, l’abbé Benedetti, agent du roi de France auprès du Pape à Rome, envoie une lettre au cardinal Mazarin, Premier ministre du roi Louis XIV, alors  âgé de 21 ans :"L’autre jour, le duc de Bracciano m’a fait voir la grande table en marbre blanc entrecoupée de pierres semi-précieuses et d’autres belles œuvres, avec les pieds en métal qu’il avait fabriqués, qu’il envoie pour faire don à Votre Eminence, comme il l’exprime dans la présente. La pièce est vraiment noble, mais quand je considère les dangers du voyage, j’ai des sueurs froides. Mais, nous avons consulté et décidé de la conditionner pour qu’elle ne souffre pas de coups… Les carriers de Renzi m’ont assuré qu’ils en avaient envoyé d’autres sans souci, de cette manière, vers l’Allemagne. Néanmoins, je reste inexplicablement  tourmenté."

L’abbé Benedetti a tort de s’inquiéter. La table arrivera en parfait état chez le cardinal Mazarin. Le quatrième duc de Bracciano, Ferdinando Orsini, veut lui manifester ses bonnes dispositions à l’égard de la France et lui confirmer qu’il soutient la politique française auprès du Vatican contre celle du royaume de Naples, vassal de l’Espagne. Malgré la Paix des Pyrénées et le prochain mariage du roi Louis XIV avec l’infante d’Espagne Marie-Thérèse, fille de Philippe IV, les rivalités entre Versailles et Madrid restent vives et sensibles à Rome. Mazarin meurt en 1661 et Colbert la grande table des Orsini à ses héritiers quatre ans plus tard, pour la placer dans la Galerie des Ambassadeurs aux palais des Tuileries. La table des Orsini fait désormais partie du mobilier royal. Mais une autre Orsini, par mariage cette-fois, va bientôt, elle aussi, se mêler de politique entre Rome, la France et l’Espagne. Elle s’appelle Marie-Anne de la Trémoille, mariée en secondes noces au cinquième duc de Bracciano, Flavio Orsini. Qui est donc cette femme à la réputation d’intrigante ?

Marie-Anne de La Trémoille : une jeunesse bousculée par la Fronde

Elle est née en 1642 à Paris. Son père est le marquis de Noirmoutier, branche cadette des La Trémoille. Sa mère appartient à la bourgeoisie de robe. Elle fréquente le salon de Madame de Rambouillet et les Précieuses. Marie-Anne passe une partie de son enfance à Charleville-Mézières, dans la citadelle dont son père a le commandement. La Fronde fait rage mais il évite de trop se compromettre. Après avoir été tenté d’y participer, il se range du côté du roi et de Mazarin. Marie-Anne épouse le 5 juillet 1659, à 17 ans, le comte de Chalais, Adrien Blaise. Encore une famille très compromise dans la Fronde.  Elle est jolie, son époux est charmant mais c’est une tête brûlée. 

Lors d’une réception donnée par le frère du roi, le duc d’Orléans et sa femme Henriette d’Angleterre dont Marie-Anne est dame d’honneur, son époux est bousculé par un certain La Frette. Cela tourne mal, un duel, bien qu’interdit, s’annonce pour le lendemain à l’enclos des Chartreux. En réalité, c’est un quadruple duel. Chalais est blessé et le marquis d’Antin succombe. Le roi est furieux. Sur le champ, les coupables survivants sont démis de leurs charges. Ils n’ont que le temps de se cacher. Saisi de l’affaire, le Parlement les condamne par contumace et l’époux de Marie-Anne se réfugie en Espagne, alors en pleine guerre contre le Portugal. Chalais propose ses services à l’Espagne. Il est blessé lors d’un combat contre les Portugais. On le ramène à Lisbonne, on  soigne ses blessures et on l’emprisonne. 

Pendant ce temps, Marie-Anne a décidé de le rejoindre. En 1668, la paix entre l’Espagne et le Portugal est faite, le Portugal retrouve son indépendance, Chalais est libéré et rejoint son épouse à Madrid où elle a appris la langue et les usages. Ils ne se sont pas vus depuis six ans et sont toujours épris l’un de l’autre. Après un commandement en Catalogne, Chalais décide de gagner Venise car il n’a aucun espoir d’un pardon de Louis XIV pour son duel. Beaucoup de volontaires français se présentent à Venise, de plus en plus menacée par les Turcs. Ils viennent de s’emparer de la Crète et la Sérénissime perd peu à peu tous les bastions qu’elle avait au Levant. Mais Adrien Blaise n’aura pas le temps de se mettre au service de Venise, il meurt d’une mauvaise fièvre le 1er août 1670. Marie-Anne est donc veuve et veut tenter sa chance à Rome. Elle va s’installer au couvent de la Visitation mais sera bientôt invitée aux nombreuses réceptions que donne l’aristocratie romaine. Ses membres ouvrent grandes les portes de leurs vastes palais à un flot de brillants ou aimables causeurs qui, par leurs origines, forment une société que l’on jugerait en France un peu trop mélangée. Cela tombe bien : Marie-Anne, habituée dès l’enfance aux salons parisiens, en devient rapidement l’une des plus prisées. Toutefois, elle n’échappe pas à la langue perfide de Madame de Sévigné qui écrit, le 20 avril 1672 :"Madame de Chalais est folle. On la trouve telle en ce pays-ci. La belle pensée d’aller en Italie de ville en ville, comme une princesse infortunée, au lieu de revenir paisiblement chez sa mère qui l’adore et qui met au rang de tous les malheurs de sa maison l’extravagance de sa fille ! Elle a raison, je n’en ai jamais vue de plus ridicule."

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A Rome, Marie-Anne a retrouvé un de ses amis, César d’Estrées, devenu cardinal. Louis XIV l’y a envoyé car son frère Annibal, duc d’Estrées, y est lui-même ambassadeur. Marie-Anne prétend alors pouvoir être intégrée dans la plus haute noblesse du Saint-Empire grâce aux exploits de feu son mari au nom du roi d’Espagne. Sa candidature est appuyée par la régente d’Espagne auprès de son frère l’empereur Léopold 1er. Ces manigances agacent Louis XIV au plus haut point. Puisque Marie-Anne est si habile, il faut qu’elle mette son talent au service du roi de France et non à celui de l’Empereur ! Il faut qu’elle reste à Rome. On va donc lui trouver un nouveau mari. C’est le cardinal d’Estrées qui  s’en charge. Il débusque très vite la proie rêvée, Flavio, duc de Bracciano, chef de la Maison des Orsini. A la tête de la noblesse romaine depuis des siècles, les Orsini sont les rivaux des Colonna. Ils apparaissent alors  comme les chefs du parti français tandis que les Colonna soutiennent l’Espagne. Flavio a 55 ans, il est veuf d’une nièce du Pape depuis quelques semaines. Son seul problème est un manque cruel d’argent…

Marie-Anne est réticente mais elle a également besoin de rentrer en grâce auprès de Louis XIV. Le 17 février 1675, le cardinal d’Estrées a la joie de marier dans la chapelle de l’Ambassade de France le duc de Bracciano et Marie-Anne de La Trémoille. Fini le couvent de la Visitation, la duchesse dispose d’un des plus beaux palais de Rome, le palais Pasquin qui donne sur la Piazza Navone, et du château de Bracciano, datant de 1470, dans la campagne latine. Elle va désormais intriguer au Vatican pour soutenir le camp français et donc se soucier de faire élire un nouveau Pape qui convienne aussi à la France. Elle rentre pendant quelques temps pour régler ses affaires de succession et récupérer un peu d’argent. Louis XIV en profite pour la recevoir fastueusement. 

Quelques allers-retours entre Versailles et Rome plus tard, Marie-Anne retrouve son mari en novembre 1695. Flavio, criblé de dettes, se voit contraint de vendre son duché à Don Livio Odescalchi. Désormais, le couple ne vivra plus que sous le nom de Prince et Princesse Orsini. Mais dès le 15 août 1597, Marie-Anne signe ses lettres Princesse des Ursins, la francisation d’Orsini. A l’hiver, l’état de Flavio s’aggrave. Il souffre d’une crise d’urémie et meurt le 8 avril 1698.  Désormais, la princesse fait du palais Pasquin une sorte d’antenne de la Cour de France. Elle met les Armes de France sur la façade et organise de somptueuses réceptions où tout Rome se presse. Louis XIV est aux anges. Il écrit  à celle qu’il  appelle désormais "ma cousine" : "Comme vous n’omettez aucune occasion de me donner des marques de votre zèle et de votre attachement, vous devez croire que les effets de ma protection répondront toujours à l’estime et à l’affection que j’ai pour vous." Et Sa Majesté va le prouver. La princesse des Ursins commence une nouvelle vie… 

La princesse des Ursins, Camarera Mayor de la jeune reine d’Espagne

Marie-Anne va jouer un rôle essentiel lorsque se posera le problème de la Succession d’Espagne. Et même avant ! En effet, elle entretient depuis Rome ou Paris une correspondance suivie avec le cardinal Portocarrero, le plus respecté et le mieux aimé des conseillers du roi d’Espagne Charles II. C’est elle qui par l 'intermédiaire du cardinal insuffle à Charles II sur le point de mourir qu’un Bourbon serait préférable à un Habsbourg pour lui succéder. C’est donc en grande partie grâce à elle qu’une semaine après la mort de Charles II le 9 novembre 1700, Louis XIV présente à la foule de ses courtisans et des représentants des souverains étrangers son petit-fils Philippe d’Anjou en leur disant : "Messieurs, voici le roi d’Espagne". 

On sait qu’une longue guerre, dite de succession d’Espagne, va s’en suivre, l’empereur d’Autriche soutenant comme prétendant l’archiduc Charles. Cependant, dès janvier 1701, Philippe d’Anjou arrive à Madrid et se fait reconnaître comme monarque d’Espagne. Il a 17 ans, il est beau et charmant et il n’est pas marié. Qu’à cela ne tienne, la princesse des Ursins va s’en occuper ! La fiancée choisie est Marie-Louise de Savoie. Elle n’a que 12 ans et c’est Marie-Anne qui la conduira en Espagne. C’est un long voyage. Elle quitte Rome le 7 août 1701. Elle prend en charge la fiancée à Monaco. Elles n’arriveront à Madrid que le 30 septembre. Miracle : Marie-Louise, qui a juste 13 ans, tombe follement amoureuse de Philippe V, et réciproquement. Marie-Anne est devenue "Camarera Mayor, c'est-à-dire à la tête de la Maison de la Reine qui s’est aussi entichée de la princesse des Ursins. La jeune fille a toute confiance en elle. Marie-Anne va désormais exercer son influence à la Cour de Madrid. Comme d’habitude, cela va lui nuire auprès de Louis XIV mais elle saura fort bien,  comme toujours, retourner la situation. 

Pendant la guerre de Succession d’Espagne, c’est elle qui va insuffler son énergie au jeune couple royal. Elle écrit alors à Versailles : "Ce serait perdre la France que d’abandonner l’Espagne". Philippe et Marie-Louise s’adorent mais ils mettront longtemps à avoir un enfant. Enfin, le 25 août 1707, la reine donne le jour à un petit garçon appelé Luisillo par les Madrilènes car il naît le jour de la Saint-Louis. Etonnamment, Philippe V et son épouse, malgré la guerre interminable qui suit l’accession au trône du monarque, vont avoir une étonnante popularité auprès des Espagnols. Le souverain va devenir "espagnol". Il se retrouve dans sa terre d’adoption et la reine, conseillée par la princesse des Ursins, devient, elle aussi, totalement "espagnole". Ils auront en tout quatre enfants, trois garçons et une fille, ce qui est totalement déraisonnable car Marie-Louise est phtisique. 

Lorsqu’elle tombe enceinte pour la quatrième fois, le couple royal ne semble pas avoir compris les dangers de cette nouvelle grossesse pour un organisme épuisé comme l’était celui de la jeune reine. Le 23 septembre 1713, elle donne naissance à un garçon prénommé Ferdinand. L’accouchement se passe plutôt bien mais très vite la mère doit rester alitée. La tuberculose la ronge. Elle s’éteint le 14 février 1714, à l’âge de 25 ans. Cette reine, que son époux adorait et que la princesse des Ursins conseillait, sera vite oubliée. Quelques semaines après sa mort, Marie-Anne se met en quête d’une nouvelle épouse pour le veuf royal, mettant Louis XIV devant le fait accompli. Le Roi-Soleil, accablé de deuils dans sa propre famille, ne le lui pardonnera pas. 

Elle a choisi comme nouvelle épouse pour le roi d’Espagne Elisabeth Farnèse. Elle est alors persuadée que cette fille du duc de Parme lui sera éternellement reconnaissante de lui avoir permis de devenir reine. Elle ne doute pas d’être nommée à nouveau Camarera Mayor. Mais la princesse des Ursins s’est prise à son propre piège. Le futur cardinal Alberoni, qui l’avait poussée à choisir Elisabeth Farnèse, a joué double jeu. Il ira au-devant de la future reine pour la mettre en garde contre "la perfide Camarera Mayor". Lorsque la princesse, venue recevoir sa nouvelle reine, plonge dans une révérence de Cour, la jeune femme la fait arrêter par ses gardes et jeter dans un cachot ! Cet évènement se passe le 23 décembre 1714. Le bruit de la chute de Madame des Ursins retentit dans toute l’Europe. La nouvelle reine d’Espagne sort l’ex-Camerara Mayor de sa prison et la fait reconduire à la frontière française, puis impose le perfide Alberoni à son époux. Alberoni sera le Premier ministre de Philippe V.

Eplorée, Marie-Anne, se précipite à Versailles mais Louis XIV, tout en lui doublant sa pension, lui conseille de voyager. Elle n’est plus la bienvenue. A 72 ans, outrée par l’ingratitude du roi, la princesse des Ursins se réfugie à Gênes puis à Rome où elle meurt en 1720, presque oubliée, elle qui avait fait tant de bruit. A-t-elle jamais vu la table des Orsini ? Sans doute pas. Elle a beaucoup plus fréquenté Versailles que les Tuileries et le Louvre ! Après être restée longtemps aux Tuileries et peut-être dans la Salle des Gardes du Palais du Louvre, la table des Orsini est passée de mode au XVIIIe siècle. Le naturaliste Buffon, qui s’occupe du Jardin Botanique, demande, en juin 1746, son transfert avec quelques cabinets d’ébène au Cabinet du Roi. Au XIXe siècle, il devient Muséum National et la table des Orsini est présentée dans la Galerie de Minéralogie. Dans les années 1980, elle est transférée dans la Salle du Trésor, nouvellement créée. Elle trône aujourd’hui dans toute sa splendeur au cœur de l’ exposition " Pierres Précieuses ".

Ressources bibliographiques : 

François Farges (Direction Scientifique), Pierres Précieuses, catalogue de l’ exposition (Van Cleef & Arpels – Flammarion, 2020)

Alessandro Barbero, La bataille des trois empires, Lépante,  1571 (Traduit de l’ italien par Patricia Farazzi et Michel Valensi, collection Champs, Flammarion, 2014)

Diane Ribardière, La princesse des Ursins, Dame de fer et de velours (Perrin, 1988 et 1998) 

"Au cœur de l’Histoire" est un podcast Europe 1 Studio

Auteur et présentation : Jean des Cars
Production : Timothée Magot
Réalisation : Jean-François Bussière 
Diffusion et édition : Clémence Olivier et Salomé Journo 
Graphisme : Karelle Villais

Cet épisode a été réalisé en partenariat avec le Muséum national d’Histoire naturelle à l’occasion de l'exposition "Pierres Précieuses" que vous pourrez découvrir à Paris dès que les musées rouvriront leurs portes.