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Ukraine: ce que l'on sait de la perte de deux avions stratégiques russes

Depuis le début de la semaine, de nombreuses thèses circulent pour expliquer la perte par la Russie de l’un de ses avions de détection aéroporté en mission dimanche soir au-dessus de la mer d’Azov. Un outil majeur de l'aviation russe vient de disparaître des écrans radar. La même nuit, un autre avion de commandement a failli être détruit. L’analyse des documents disponibles permet d’y voir plus clair, même si certaines questions liées particulièrement à l’origine des tirs persistent.

L'analyse des images et des données disponibles en ligne permettent d'en savoir plus sur les circonstances de la perte de ces deux avions stratégiques russes. © Captures d'écran/ Jets Photo/ Montage RFI

Par : Olivier Fourt Suivre | Franck Alexandre | Grégory Genevrier Suivre

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Le 15 janvier 2024, l’armée ukrainienne a tout d’abord annoncé la destruction des deux appareils. L’A-50 de détection aéroportée, et l’Il-22 servant de poste de commandement volant. Très vite, l’armée de l’air ukrainienne publie un visuel revendiquant cette double victoire sur l’aviation russe. Sur le compte suivi par plus de 234 000 personnes rien que sur X (anciennement Twitter), le commentaire « Who did this ? » (Qui a fait ça ?) apparaît toutefois, en haut de page, laissant planer le doute sur les circonstances de la destruction de ces deux avions. 

Who did this? 🤫 pic.twitter.com/Zo0JlcQw04

— Ukrainian Air Force (@KpsZSU) January 15, 2024

Au moment de la rédaction de cet article, le 16 janvier 2024, l’avion-radar a disparu sans laisser de traces. L’appareil s’est probablement abîmé en mer, après avoir été abattu par un missile. En recoupant différents témoignages d’analystes et des images satellites, nous avons pu remonter la piste de l’A-50. L’appareil a déjà été vu stationné sur l’aéroport d’Anapa, situé à proximité de la zone de confrontation proche de la mer d’Azov, et qui serait fermé au trafic civil depuis le début du conflit.

Le média ukrainien Canal 24 croit savoir que : « l'A-50 a été abattu immédiatement après avoir pris son service dans la région de Kirillovka, vers 21h10-21h15. Il a cessé de répondre aux demandes de l'aviation tactique et, par la suite, un pilote russe de Su-30 a enregistré l'incendie et le crash d'un avion non identifié ». Une déclaration à prendre avec précaution, car elle provient d’un média diffusant dans l’un des pays impliqués dans le conflit. Cette même chaîne ajoute : « Au même moment, un Il-22 était en service dans la région de Strelkovoy. Il a été abattu au large de la mer d'Azov vers 21 h 00. L'avion endommagé voulait atterrir à Anapa. Le pilote a demandé l'évacuation et a également appelé les ambulanciers et les pompiers ». 

Enregistrement diffusé dans les médias ukrainiens et attribué à l’équipage de l’Il-22 (non authentifié).

A few hours ago, someone apparently attacked two Russian aircraft over the Azov Sea: A-50 early warning and control and Il22-M command and control aircraft. The former is claimed to now be scuba diving, while the latter, well... the following audio recording emerged which… pic.twitter.com/SJScgH6doo

— WarTranslated (Dmitri) (@wartranslated) January 14, 2024

Deux appareils destinés à la surveillance de l’espace aérien et servant de poste de commandement volant auraient donc été visés à quelques minutes d’intervalles. Le premier a possiblement été perdu suite à un tir direct, le second a été gravement touché, à en croire des images publiées quelques heures plus tard. Le commandant en chef de l’armée ukrainienne, Valeri Zaloujny, a lui publié une vidéo présentée comme les pistes-radars de l’A-50 et du Il-22. 

Vidéo des pistes radars diffusée par l'Ukraine (non authentifiée).

Commander-in-Chief of the Armed Forces of Ukraine Zaluzhny @CinC_AFU confirmed that the Air Force of Ukraine destroyed two Russian aircraft: an A-50 long-range radar detection aircraft and an Il-22 enemy air control center.

Slava Ukraine! pic.twitter.com/NaIKOuFjQO

— Oleksiy Goncharenko (@GoncharenkoUa) January 15, 2024

Touchée en plein vol par un missile

Dans l’après-midi du lundi 15 janvier, une photographie de l’empennage d’un avion endommagé attire l’attention de la cellule Info Vérif de RFI. Elle apparaît pour la première fois sur des chaînes Telegram pro-russe avant de devenir virale sur les réseaux sociaux.

Photo de la dérive endommagée de l'IL-22 prise à l'aéroport d'Apana, en Russie. © Capture d'écran/ Telegram

Une recherche par image inversée révèle qu’elle n’a pas été publiée auparavant. On y voit la queue (dérive) d’un Iliouchine-22, criblée d’impacts. Les traces laissées dans le métal sont caractéristiques de l’explosion d’une fusée de proximité, c’est-à-dire la charge militaire d’un missile prévu pour détoner juste avant l’impact afin de maximiser l’effet de l’arme. La gerbe de billes d’acier a frappé environ 80% de la dérive de l’avion.

La partie inférieure du fuselage et la pointe arrière ont également été touchées. Visiblement, la pièce en forme de cigare située au sommet de la queue a disparu. Elle est pourtant caractéristique de la version « Zebra » de l’Il-22M dédié au commandement. Cette pièce a pu se détacher lors de l’explosion, ou être effacée à l’aide d’un logiciel de traitement d’image. Ceci n’est pas à exclure puisque la photo de l’empennage, apparue initialement sur les réseaux russes, semble avoir été modifiée. 

1/2 Il-22M-11-RT (RF-95678) russe confirmé à Anapa. Il s'agit d'un poste aérien de commandement pouvant servir de relai radio aéroporté. On remarque qu'en plus d'avoir un empennage en gruyère, la boule située au-dessus du stabilisateur vertical est manquante ! https://t.co/xOx8wF9EIs

— Gaétan Powis (@GaetanPowis) January 15, 2024

En l’espèce, l’immatriculation située à l’arrière a été masquée, probablement pour éviter l’identification formelle de la machine. En fin d’après-midi, un magazine spécialisé assure avoir retrouvé sur un compte ukrainien très suivi la photo originale, sur laquelle on distingue les derniers chiffres de l’immatriculation « ….5678 ». Après vérification, il existe bien un Iliouchine-22M appartenant à l’armée russe portant le code RF-95678. 

L'immatriculation visible sur les photos de la dérive endommagée semble correspondre avec ce modèle d'Il-22. © Capture d'écran/ Jets Photo/ Montage RFI

L’avion porte les bandes bleues et blanches empruntées à la décoration civile de la compagnie aérienne Aeroflot, (ce qui n’est pas rare en Russie pour les avions dits « spéciaux »), même si d’autres IL-22 et IL-20 d’un modèle assez proche sont le plus souvent peints en gris. L’inscription BBC en russe, ou VVS en caractère latin pour Voïoienno-Vozdouchnye Sily Rossïi -Force aérienne russe, et l’étoile rouge viennent confirmer qu’il s’agit bien d’une machine militaire.

Nous sommes donc face à un faisceau d’indices laissant penser que l’avion russe a bien réussi à se poser. Pourtant, pour ajouter à la confusion, l’image de l’épave d’un autre IL-22 de la même version circule sur internet. Il s’agit d’une machine presque identique, mais abattue par les mercenaires de PMC Wagner le 24 juin 2023, dans l’oblast de Voronezh. 

Atterrissage en catastrophe

Concernant les circonstances de l’atterrissage, les dommages subis par l'appareil laissent penser que les commandes (direction et profondeur) ont dû perdre en efficacité, mais qu’il restait pilotable. Un travail de géolocalisation permet d’établir que la photo de l’avion gravement touchée a bien été prise de nuit sur le terrain civil d’Anapa. La disposition des bâtiments et de la tour de contrôle que l’on aperçoit dans le fond de l’image est conforme au plan de l’aéroport. 

Géolocalisation de la photo.

Damaged IL-18 family aircraft (reportedly IL-22M, t/n RF-95678) has been photographed in Anapa airport, likely stopped on the taxiway exit B (14 JAN 2024 night).

(Quite) rough POV ~ 45.0018, 37.34587#Dmojavensis_location@GeoConfirmed https://t.co/O3bRvfAiDJ pic.twitter.com/aPUqaqWhJk

— D. mojavensis 🇺🇲 🇺🇦 (@Dmojavensis) January 15, 2024

Le camion de pompier qui est intervenu sur la piste le jour de l’atterrissage en catastrophe a déjà été vu sur le même aéroport, quelques mois auparavant lors d’une visite organisée. Le type et le numéro visibles sur la photo de l’empennage correspondent.

Identification du camion de pompiers visible sur la photo de la dérive endommagée.

The firetruck design and number matches one of the fire station at airport Anapa.
sources:
1) https://t.co/0xERXXkzfQ
2) https://t.co/ijH3inVge8 pic.twitter.com/QFeD4Wgj38

— blinzka (@blinzka) January 15, 2024

D’ailleurs, en fin d’après-midi, Kiev finit par reconnaître que l’avion de commandement russe a bien trouvé refuge à Anapa. Le porte-parole de l'armée de l'air ukrainienne, Iouri Ignat, cité par l’AFP affirme qu’il est irréparable. Également cité par l’Agence France Presse, Alexandre Kots, un correspondant de guerre fidèle au Kremlin, a ainsi évoqué sur sa chaîne Telegram un avion A-50 « tombé » et un IL-22 « sauvé ». La chaîne Telegram russe WarGonzo s'est émue de « la mort de nos combattants » s'agissant de l'A-50, et a affirmé également que le deuxième avion semblait avoir pu « atterrir », bien qu’endommagé.

Le Beriev A-50, un élément central pour l’armée russe

Ce coup double a de quoi marquer les esprits dans les rangs de l’armée russe. Ce sont en effet deux pièces capitales de l’arsenal de Moscou qui ont été mises hors de combat. Pour l'armée russe, la perte est immense. Le Beriev A-50 qui semble s'être abîmé en mer d'Azov, est l'équivalent de l’Awacs pour les forces de l'Otan. Il s’agit d’un quadriréacteur de détection et de commandement, long de cinquante mètres, équipé d'une immense antenne radar.

L'appareil permet de voir dans la profondeur du dispositif adverse. Il est donc essentiel dans le dispositif aérien pour conserver une supériorité aérienne. Mais c'est un avion rare. Les forces aériennes russes ne disposeraient que d'une dizaine d'exemplaires, dont la moitié seulement, serait en état de voler. Ce qui est sûr, c'est que dès le début de la guerre, l'aviation russe ne parvenait pas à mettre en œuvre cet appareil en permanence.

La perte d'un avion aussi stratégique constitue donc un sérieux revers pour les forces russes et a contrario représente une montée en puissance pour l'Ukraine, surtout avec l'arrivée prochaine d'avions F-16 qui pourront donc voler sans craindre de se faire repérer. Moscou, qui n'avait déjà plus la maîtrise navale de la mer Noire, peine donc aujourd'hui à conserver également la maîtrise du ciel. 

Un tir fratricide ?

Les circonstances exactes de la destruction de deux appareils n’ont pas été clairement établies. Sont-ils imputables aux missiles ukrainiens ou à un tir venu du côté russe ? Le doute demeure. Les systèmes anti-aérien Patriot de la défense ukrainienne ont pu atteindre l'appareil. Mais puisque leur portée est de 160 kilomètres, le système devait nécessairement être déployé très près de la ligne de front. Or, positionner un système Patriot près du front est risqué. Raison pour laquelle ces systèmes sont généralement installés autour des grandes villes ukrainiennes, loin de l'artillerie russe.

Mais ce n'est pas impossible non plus. Certains spécialistes pensent même que les Ukrainiens sont parvenus à mettre en place un système Patriot dit « flottant » ou mobile, qu'ils déplacent au gré des missions. Ce système « atypique » aurait ainsi pu surprendre les deux avions de commandement russe qui pensaient voler dans une zone sûre.

D’ailleurs, les dégâts que présente la dérive de l’Il-22M qui s’est posé en catastrophe laissent penser que les missiles, employés cette nuit-là, contre les deux appareils russes étaient équipés d’une charge militaire importante, à l’image du Patriot de fabrication nord-américaine, mais aussi par exemple des vieux SA-5 (S-200) encore disponibles dans l’arsenal ukrainien.   

Ceci étant, l’utilisation d’une batterie de missiles sol-air Patriot n’est qu'une hypothèse. Pour d'autres analystes, le scénario d'un accident semble plus probable. Côté russe, la très mauvaise coordination des forces terrestres et aériennes est une constante depuis le début du conflit. Les batteries de défense russes auraient très bien pu tirer sur un avion qui ne se serait pas signalé. Cette possibilité semble même avoir les faveurs des blogueurs militaires russes. À leurs yeux, un tir fratricide serait en quelque sorte moins humiliant qu'admettre qu'un missile occidental ait pu abattre le très stratégique A-50 Beriev. 

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